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Je lui ai cassé le bras. Et c'est là qu'est mon problème : ce qu'il tenait n'était qu'une bombe puante et n'aurait véritablement blessé personne, dans la famille de Sam. Mais je n'ai éprouvé aucun remords. En réalité, j'ai éprouvé une joie féroce de lui avoir brisé un os.
J'étais devenue une personne différente. Je pouvais le regretter, mais je ne pouvais rien y changer. Il m'était impossible de faire renaître la Sookie au cœur tendre que j'avais été. Dans quelle mesure la modification était-elle due au lien de sang qui me liait à un géant Viking sans scrupules ou aux tortures que j'avais subies ? Je n'en avais aucune idée. Je n'étais cependant plus la même personne gentillette qu'avant - ce que le jeune homme en question venait de découvrir à ses dépens.
En entendant ses hurlements de douleur, tout le monde a accouru : ses copains, la famille Merlotte et ses amis, puis la police - avec et sans uniforme. Pendant quarante bonnes minutes, un chaos total a régné.
Mindy était présente lorsque le garçon avait tenté d'entrer et, entre deux vagissements larmoyants, ce dernier avait tout avoué. Je n'ai donc pas été inquiétée.
En outre, ses parents, qu'on avait immédiatement convoqués, se sont montrés proprement horrifiés. Ils n'ont pas tenté d'esquiver les faits ou de minimiser ses actions. C'étaient des gens bien et heureusement. Car le garçon se nommait Nathan Arrowsmith. C'était le fils unique de Mme et M. le Révérend Père Arrowsmith. Situation délicate.
Qu'a donc fait la famille de Sam ? La famille de Sam a formé... un groupe de prière.
Ma grand-mère était très pratiquante. Pour ma part, j'aimais à penser que j'étais une bonne croyante - ces derniers temps, sans doute plus croyante que bonne. Mais jamais nous ne nous étions mis en cercle pour faire une prière en famille. Je me sentais donc mal à l'aise, debout dans le séjour, donnant la main à Doke et Sam, tandis que nous inclinions tous nos têtes pour prier à voix haute, chacun notre tour.
Bernie s'est identifiée pour le bénéfice du Très Haut - ce qui m'a semblé quelque peu superflu - avant de demander à Dieu de révéler à ses ennemis la lumière née de la tolérance. Mindy lui a demandé d'accorder Sa bénédiction au mariage et de faire en sorte qu'il se déroule dans la paix. Animé d'un esprit de noblesse, Craig a demandé à Dieu de pardonner à Nathan Arrowsmith et à tous ceux qui avaient conspiré avec lui. Mason a supplié Dieu de lui rendre sa batte de baseball - là, j'ai fait la grimace... Doke a prié pour qu'il guérisse la haine qui grandissait au sein des habitants de Wright. Pour ma part, je Lui ai demandé de ramener la paix dans nos cœurs, car nous en avions tous besoin. Quant à Sam, sa requête concernait la sécurité de tous ceux qui participaient au mariage. Frappée soudain de timidité, Bonnie n'a rien pu dire et s'est mise à pleurer - ce que l'on peut admettre, il faut bien l'avouer, chez une fillette de trois ans.
Après quoi je me suis finalement sentie ragaillardie et la famille aussi. Il était grand temps de se préparer pour retourner à l'église et, pour la seconde fois de la journée, je me suis retirée dans ma chambre pour m'habiller. J'ai enfilé la robe bleue sans manches que j'avais empruntée à Tara, puis les perles de Gran, avec les boucles d'oreilles assorties, et enfin mes escarpins à talons noirs. J'ai fixé mes cheveux en arrière grâce à un peigne de nacre qui me venait également de Gran, laissant leur longueur libre dans mon dos. La seule chose que j'avais dû acheter, c'était mon rouge à lèvres.
Sam portait un costume bleu en seersucker. Lorsque j'ai émergé de ma chambre, nous nous sommes fixés en silence.
— Je crois qu'on peut être fiers de nous, lui ai-je dit avec un sourire.
Il a hoché la tête. Et j'entendais dans son cerveau qu'il pensait que Jannalynn aurait porté quelque chose de tout à fait extrême, ce qui aurait déplu à sa famille. J'ai ressenti une pointe d'agacement. Pourquoi sortait-il avec elle, déjà ? Cette fille commençait à me faire pitié. Sam s'était réjoui pendant tout le week-end de ne pas l'avoir amenée pour rencontrer sa famille. Pas bon, ça. La relation n'était pas fondée sur une confiance mutuelle, loin de là.
Lorsque nous sommes sortis de la maison pour prendre le départ, Jim Collins se tenait debout dans son jardin, brandissant une pancarte : NON AUX MARIAGES ANIMAUX DANS LES ÉGLISES HUMAINES. Insultant, oui. Illégal, non.
Je n'avais pas oublié la direction d'où venait Nathan Arrowsmith avec sa bombe puante.
Je me suis arrêtée et j'ai fait un pas de côté. J'ai accroché le regard de Jim Collins. Il mourait d'envie de se détourner, mais il ne l'a pas fait. Son orgueil lui imposait de me regarder dans les yeux.
Il débordait de colère et de haine. Don lui manquait cruellement. Pour lui, Don avait eu raison de tirer sur Bernie, car, dans son esprit, elle s'était montrée fausse et déloyale. Il savait qu'elle n'avait pas trompé son mari, mais dans son système de valeurs le fait de dissimuler sa véritable nature comptait tout autant. La douleur lancinante et constante causée par l'arthrose qui rongeait ses articulations attisait son agitation et sa colère.
— Vous êtes tout seul. Abandonné. Malheureux. Et rien ne changera tant que vous garderez toute cette haine en vous.
Après ces mots, j'ai tourné les talons et suis allée rejoindre Sam au pick-up.
— Tu te sens mieux maintenant, Sookie ?
— Je sais, ce n'était pas gentil de ma part. Je regrette.
Un tout petit peu...
— Dommage, tu ne lui as pas cassé le bras, a dit Sam.
Et il souriait.
Un tout petit peu.
En ouvrant nos portières, le son provenant de voix énervées nous a alertés et nous avons regardé vers la rue principale. Étrangement déserte ce matin, elle était à présent bondée.
Frappé de stupeur, Sam s'est exclamé, tandis que toute la famille, enfants compris, se figeait soudain près des véhicules. Alors que nous nous préparions pour célébrer le jour le plus important dans les vies de Craig et Deidra, d'autres s'étaient rassemblés avec des intentions bien éloignées des nôtres.
Il y avait des pancartes. Des écriteaux énonçant des messages de haine. La plus modérée proclamait «Quand on est humain, on marche debout». L'éventail des messages allait des citations bibliques aux pires obscénités concernant la nuit de noces de Craig et Deidra. J'étais atterrée. Ma main s'est portée d'elle-même à ma bouche, comme pour empêcher l'horreur de m'envahir. Mindy a couvert les yeux de ses enfants. Ils ne pouvaient probablement pas vraiment lire les panneaux - «abomination» est un mot plutôt difficile pour des enfants de leur âge - mais je la comprenais parfaitement.
— Oh ! mon Dieu, a protesté Bernie. Le monde est devenu complètement fou - mon mari me tire dessus et c'est moi qu'on déteste ?
— Il faudrait peut-être se mettre à l'abri à la maison, a dit Doke.
Il avait pris Mason dans ses bras et Mindy s’était chargée de Bonnie.
— Pas question pour moi de reculer, a répondu Bernie en grondant. Vous avez les enfants, faites ce que vous avez à faire. Moi, jamais je ne les laisserai gagner.
Sam se tenait aux côtés de sa mère, le bras passé autour de ses épaules.
— Alors en avant, a-t-il conclu d'une voix tranquille.
Je me suis redressée à mon tour.
— OK. Impeccable, alors c'est parti. Craig ?
— Pareil. Je vais à l'église. J'espère que les Lisle y arriveront. Je ne contraindrai pas Deidra à m'attendre le jour de notre mariage.
Soudain, j'ai trébuché, assaillie par le tumulte de l'excitation, des émotions et des pensées surgissant par vagues de tous ces cerveaux. Sam s'est précipité pour me prendre par le bras.
— Sookie ? Tu n'es pas obligée, ce n'est pas ton combat.
J'ai repensé à la tuerie au refuge.
— C'est bien mon combat, ai-je affirmé avant de prendre une grande respiration. Comment sont-ils tous arrivés ici ?
— C'est Internet, a expliqué Sister.
Elle et Rafe balayaient les alentours, guettant tout danger éventuel.
— Les gens sont tout simplement venus. Ils ont dit qu'ils en avaient entendu parler sur le Net. Peut-être sur Twitter.
Le fourgon d'une chaîne d'information a pointé le museau au bout de la rue.
— Ça, c'est plutôt bien, a dit Sam. On a des témoins.
Pour ma part, cependant, je pensais que la situation allait s'aggraver, car rien ne ferait plus plaisir aux manifestants que de paraître aux informations du soir.
— On ferait mieux d'y aller, avant que ces salauds trouvent assez de courage pour agir, ai-je conseillé.
— À ton avis, il y a plus d'opposants ou de partisans ?
J'ai parcouru la foule et leurs messages. Les écriteaux s'exprimaient en faveur des deux camps, les opposants étant les plus nombreux - les gens pleins de haine sont toujours ceux qui crient le plus fort.
— Principalement des opposants, ai-je confirmé. Ils sont mieux organisés, ce qui ne me surprend pas. Les hommes de bonne volonté n'ont pas besoin de brandir des pancartes.
Puis nous avons reçu des renforts inattendus. Togo, Trish et les Biker Babes ainsi que les Loups de la Zone sont arrivés par le jardin arrière.
— La route était barrée, plus haut, a expliqué Trish. Allez, tous en voiture, on a un plan.
Bernie a hésité.
— Trish, tu sais...
— En voiture, j'ai dit, mais conduisez lentement. Nous, on marchera à côté des voitures. On ne veut pas qu'ils s'approchent des enfants.
— Doke ? a questionné Mindy. On fait bien ce qu'il faut, non ?
— Je ne sais pas... a répondu Doke, presque paralysé par l'angoisse. Mais allons-y. C'est mieux de rester tous ensemble. Il ne faut pas se séparer.
Les deux parents se sont installés à l'arrière de la voiture de Bernie, de chaque côté de leurs enfants, en s'attachant deux par deux avec les ceintures de sécurité. Craig a pris le volant et Bernie s'est assise côté passager. Sam et moi nous sommes serrés l'un contre l'autre un bref instant avant de monter dans son pick-up. Nous avons démarré lentement, nous éloignant du trottoir avec précaution. Togo a pris position de mon côté en m'adressant un sourire. Trish marchait du côté de Sam. Les motards et les autres hybrides encadraient la voiture de Bernie derrière nous.
Ainsi organisés, nous avons emprunté la rue. Les hurlements ont commencé. Ceux qui tentaient de ramener la paix se sont alignés devant les manifestants, s'accrochant les uns aux autres par les bras pour maintenir un couloir praticable. L'équipe de journalistes avait installé tout son équipement, et un reporter, un beau jeune homme vêtu d'un très beau costume, parlait d'un ton grave et intense devant la caméra. Puis il s'est effacé pour permettre à l'objectif de filmer la scène de notre cortège.
Sam composait un numéro sur son mobile.
— Porter, si tu es devant l'église, on arrive. Et si tu as la tête enfoncée, disons, ailleurs, sache qu'on est dans la mouise.
Puis il a écouté un instant.
— OK, on y sera. Si on passe.
Il a jeté l'appareil sur le siège.
— Il dit que c'est encore pire au fur et à mesure qu'on approche de l'église. Il n'est pas certain de pouvoir arriver jusqu'à nous. Il a déjà du mal à empêcher la foule d'investir l'église. Les Lisle ont réussi à passer : ils sont venus en avance pour que Deidra puisse s'habiller au presbytère, dans la salle de la mariée.
— C'est déjà ça.
Ma voix tremblait légèrement. J'étais terrifiée. J'observais la foule par le pare-brise devant moi. Les bouches bougeaient au milieu des visages distordus. Je percevais les flots de haine qui se déversaient sur nous. Ils ne connaissaient ni Sam ni Bernie. Ils se moquaient éperdument du fait que les fiancés ne se métamorphosaient pas. Ils agitaient leurs pancartes, s'époumonant contre nous. Togo m'a de nouveau adressé un sourire. J'étais incapable de le lui retourner.
— Courage, m'a dit Sam.
— J'essaie.
Puis une pierre s'est écrasée sur le pare-brise et j'ai poussé un cri strident. C'était stupide, mais le fracas inattendu m'avait surprise.
— Désolée ! Désolée !
Le verre s'était fissuré.
— Et merde, a fait Sam.
Il était aussi tendu que moi.
La pierre suivante a touché Togo à l'épaule. Il n'a pas saigné mais tout son corps a réagi et je savais qu'il avait dû avoir mal. Avec sa stature immense et l'aura menaçante qu'il dégageait, Togo devait faire une bien meilleure cible que Trish, une simple femme aux cheveux gris.
— Si seulement j'avais mon fusil...
Ce regret m'obsédait depuis déjà quelque temps.
— Si tu l'avais, tu tirerais sur quelqu'un. Alors c'est peut-être mieux comme ça.
Sa réaction m'a ébahie.
— Et toi, tu n'as pas envie de leur tirer dessus, à ces dégénérés ?
— Je n'ai surtout pas envie d'aller en tôle, a rétorqué Sam, très sombre.
Il fixait la route devant lui, se concentrant sur sa conduite, progressant aussi lentement que possible et sans à-coups.
— Tout ce que j'espère, a-t-il repris, c'est que personne ne va se jeter sous nos roues.
Soudain, une immense silhouette est apparue droit devant nous. Il nous a tourné le dos avant de se mettre en marche à pas mesurés, menant désormais notre petite procession en éclaireur. Quinn. Il nous guidait, son crâne chauve et luisant se tournant d'un côté puis de l'autre, surveillant et évaluant la foule.
Le portable de Sam a sonné alors et j'ai pris l'appel.
— Sookie à l'appareil.
— Vous avez d'autres amis qui sont arrivés, je vous les envoie, m'a dit le Frère Arrowsmith.
Je l'ai remercié avant de refermer le clapet et de transmettre le message à Sam.
— Alors finalement il les a retrouvées, dans son caleçon... Eh ben il était temps.
Nous étions parvenus au coin de la rue. Nous devions prendre à droite sur la rue principale et poursuivre vers le nord avant d'emprunter la rue St Francis. Pendant que nous patientions pour laisser passer la circulation - certains habitants tentaient malgré tout de poursuivre leur routine quotidienne - j'ai aperçu du coin de l'œil un individu qui courait vers nous. En me tordant de côté, j'ai pu voir que Togo surveillait le flot de véhicules. Il s'est tourné vers moi et nos yeux se sont rencontrés brièvement, avant qu'il ne soit brutalement percuté par un homme musclé et trapu qui lui a abattu sa pancarte sur le crâne. Le sang s'est immédiatement mis à couler et Togo a trébuché, s'effondrant sur un genou.
— Quinn, ai-je crié à pleins poumons, derrière la vitre fermée.
Alerté par l'ouïe sur-aiguisée des métamorphes ou par son instinct de chasseur, Quinn a fait volte-face.
Bondissant par-dessus le capot de la voiture avec une célérité tout simplement stupéfiante, il s'est emparé de l'attaquant de Togo et l'a soulevé de terre, le maintenant à bout de bras.
Choquée, la foule des manifestants a fixé Quinn, effarée par sa force et sa vitesse fulgurante. Puis la rage a explosé. C'était justement cette différence qui engendrait leur peur. J'ai distingué de nouveau des mouvements rapides, Sam a donné de la voix et une grande femme, sa chevelure brune flottant derrière elle telle une bannière, a traversé la rue principale à une allure inhumaine. Vêtue d'un jean et de baskets, elle paraissait normale. Je voyais bien cependant qu'elle avait quelque chose de plus qu'un simple être humain. Fondant sur l'amas mouvant formé par Togo, Quinn et le manifestant, elle a arraché l'homme des griffes de Quinn pour l'emporter de l'autre côté de la rue. Avec d'infinies précautions, elle l'a posé là, bien debout. Et enfin, elle a fait quelque chose de tout à fait inattendu. Elle lui a tapoté le dessus de la tête de sa longue main brune.
Quelques ricanements se sont élevés de la foule. L'homme est demeuré immobile, la bouche littéralement grande ouverte.
Elle s'est retournée vers Quinn et Togo, qui était parvenu tant bien que mal à se relever, et son visage s'est illuminé d'un franc sourire.
La ligne des épaules de Togo s'est détendue. Le moment de crise était passé - pour l'instant du moins.
Mais Quinn s'est figé. Et soudain, l'inconnue également.
Quinn a alors incliné la tête courtoisement. Je n'ai pas entendu ce qu'il lui disait, mais elle lui a retourné son salut et a prononcé un mot. Je n'entendais pas vraiment ses pensées, mais d'une manière ou d'une autre, j'ai su que c'était «tigresse».
Waouh. J'aurais bien aimé y réfléchir un peu plus, mais la route s'était dégagée dans les deux sens et il était temps de tourner. J'ai baissé la vitre pour informer notre infanterie de la direction que nous allions suivre. Et la colonne a repris sa progression, les métamorphes courant avec nous à petites foulées. Très vite, nous avons pris à gauche. Nous serions bientôt arrivés.
Nous avions affronté l'angoisse de la rue de Bernie. Pourtant, la rue St Francis m'est apparue encore plus inquiétante et la foule y grouillait encore davantage. La tension ambiante était extrême.
Sam se concentrait avec intensité sur sa conduite, tout en surveillant la masse de monde pour repérer tout mouvement inattendu. Je n'osais pas lui parler. Tassée dans mon siège, je sentais mes muscles raidis par l'appréhension.
La tigresse et Quinn galopaient paresseusement devant nous, leurs longues enjambées se répétant à l'unisson -un spectacle d'une beauté étourdissante. Une femme s'est jetée devant eux, un seau de peinture à la main. Avant même qu'elle n'ait pu les viser, la tigresse s'était penchée négligemment pour heurter le fond du seau. La peinture, projetée en l'air, s'est déversée sur la femme au look de ménagère bien sage. Inondée de peinture rouge, elle a rebroussé chemin en titubant. La moitié de la foule a explosé de rire alors que l'autre s'est mise à hurler de rage, tandis que tigre et tigresse poursuivaient leur chemin, imperturbables.
En jetant un œil au rétroviseur pour vérifier que tout allait bien du côté de Bernie, j'ai constaté, horrifiée, qu'un groupe, armé de battes et de gourdins, se précipitait pour marteler le toit de la voiture. Les enfants ! Togo, alerté par le tapage derrière lui, s'est retourné avant de me lancer un regard hésitant.
— Vas-y ! Vas-y ! lui ai-je crié.
Il s'est jeté en arrière, attrapant les assaillants les uns après les autres pour les projeter sur le bord de la route, comme il aurait arraché des graines accrochées à l'ourlet de son jean. Désemparé, Sam s'était arrêté. J'ai compris à son regard désespéré qu'il ne savait que faire. S'il sortait de la voiture pour prêter main-forte à Togo, il me laisserait seule dans le pick-up. Je deviendrais ainsi vulnérable. Entre-temps, Trish avait porté secours à Togo.
Puis j'ai vu un tourbillon près de moi - c'était Quinn. Me tortillant sur mon siège, j'ai entrevu par la lunette qu'il sautait à l'arrière du pick-up, qui a rebondi sous le choc.
J'ai cru que tout était fini pour nous, que la violence enflerait sans discontinuer pour se répandre partout. Nous serions bientôt submergés.
Au lieu de cela, certains habitants et les métamorphes venus nous soutenir ont commencé à lancer des appels au calme.
Et, pour la première fois de son existence - du moins je l'imagine -, la ville de Wright a entendu un tigre rugir. Le son provenait d'une gorge d'apparence humaine. On ne pouvait toutefois se tromper sur sa véritable nature.
La foule s'est tue immédiatement. Tous deux ensanglantés, Togo et Trish couvraient de leurs corps les fenêtres de la voiture de Mindy. Trish était hors d'haleine et le flanc de Togo rougissait à vue d'œil sous sa chemise. Je me suis tournée vers l'avant pour voir si on nous envoyait de l'aide depuis l'église. Effectivement, un groupe imposant faisait son approche. Aux derniers rangs, j'apercevais l'uniforme des policiers de Wright. Deux officiers tentaient de se frayer un passage - mais je savais qu'ils n'arriveraient pas à temps si la foule décidait de nous charger. Derrière moi, Quinn se redressait de toute sa hauteur.
— Il y a des enfants dans cette voiture ! Des enfants humains ! Quel exemple pour eux !
Certains manifestants ont pris l'air honteux. Une femme s'est mise à pleurer. Malgré tout, la plupart des protestataires, maussades, maintenaient un silence obstiné. D'autres avaient le regard vide, comme s'ils se réveillaient d'une transe.
Pointant du doigt Trish, dont les cheveux dégoulinaient de sang, Quinn a poursuivi sans merci.
— Cette femme habite ici depuis toujours. Et vous la blessez ? Vous faites couler son sang, alors qu'elle protège des enfants ? Des enfants ? Laissez-nous passer ! a-t-il conclu en grondant.
Jetant un regard autour de lui, il a vérifié que personne n'avait l'intention de le défier. Personne n'a pris la parole. Il a sauté à terre pour repartir à petites foulées à son poste, en tête de la colonne, aux côtés de sa nouvelle amie. Elle l'a touché, posant sa main brune sur son bras. Il a plongé son regard dans le sien. L'instant s'est éternisé.
J'avais la vague impression que Quinn n'aurait finalement pas grand-chose à me dire, lors de notre fameuse conversation...
Puis les deux tigres-garous ont repris leur course et nous les avons suivis.
Porter Carpenter, assisté d'un autre officier, nous avait gardé un emplacement libre devant l'église. Manifestant un certain soulagement, ils ont écarté les chevaux de frise pour nous faire passer.
— Ils ne sont même pas venus pour nous aider, ai-je fait remarquer.
J'avais serré les lèvres si fort pendant toute l'aventure que je parvenais à peine à parler.
Sam a coupé le moteur. Sa réaction à lui se manifestait à son tour : il était pris de frissons.
— Ils ont essayé, m'a-t-il répondu, la voix rauque. Je ne sais pas à quel point ils ont persisté, mais ils voulaient venir.
J'ai fait un effort sur moi-même pour calmer ma colère.
— J'imagine que tout ça, c'était un peu trop pour eux.
— Alors tu es d'accord, si on ne leur casse pas la figure ? a suggéré Sam.
— D'accord. Ce ne serait pas judicieux...
Il a réussi à rire, mais ce n'était qu'un pauvre petit grognement amusé.
— Tu vas bien ? Avant qu'on sorte et que toute cette folie nous retombe dessus encore une fois - pardonne-moi de t'avoir entraînée là-dedans.
— Mais, Sam, arrête ! On est amis. Bien sûr que je suis là, et en plus j'en suis contente. Tu n'en parles plus, tu entends ? Heureusement que Mindy est déjà mariée par contre - ça fait un mariage de moins à gérer !
Ma mauvaise plaisanterie l'a déridé : avec un sourire, il s'est penché sur moi pour déposer un baiser sur ma joue.
— On y va, courage !
Et nous avons tous deux ouvert nos portières.
Le niveau sonore recommençait à monter. Les autres passagers étaient également sortis de leur voiture. Mindy et Doke, serrant leurs enfants dans leurs bras, montaient les marches de l'église à toute vitesse. Bernie, les poings serrés, s'est tournée pour faire face à la foule, cherchant des yeux le regard de chacun. Certains ont eu l'élégance de montrer leur honte et d'autres lui criaient leurs encouragements. En revanche, la haine ressentie pour cette petite femme ordinaire déformait d'autres visages. Sam se tenait à côté d'elle, le dos bien droit.
Mon cœur s'est gonflé de fierté.
Craig a voulu les rejoindre et j'ai saisi sa main.
— Craig. Toi, tu vas dans l'église. Nous, on te retrouve dans une minute.
J'ai perçu un instant la colère qui le parcourait, puis il a compris que j'avais raison. Après un dernier regard pour sa mère et son frère, il s'est engouffré dans l'église pour rassurer sa future femme.
— Sam, ai-je alors appelé. Toi et ta maman, il faut y aller, maintenant. Regarde, voilà Togo avec Trish.
Quinn et sa nouvelle amie se sont mis au travail pour organiser les rangs des métamorphes arrivés par vagues entières à Wright. Togo a transporté Trish, à moitié assommée, à l'intérieur. Après l'avoir étendue sur un banc dans le fond, il a repris sa place au sein du cordon de sécurité qui s'était formé autour de l'édifice. Malgré l'hésitation de certains, les officiers de police de Wright se joignaient aux trois Biker Babes et aux Loups de la Zone. Les rangs n'en finissaient pas de grossir.
Soudain, j'ai aperçu une minuscule silhouette familière et je l'ai hélée.
— Luna !
J'ai serré la petite métamorphe dans mes bras. Je ne l'avais pas vue depuis mon séjour à Dallas.
— Tu as toujours des problèmes, toi ! s'est-elle exclamée avec un sourire éclatant. Hé, regarde un peu là-bas.
Un peu plus loin dans la chaîne vivante, deux loups-garous se sont détachés pour me faire un signe de main, hilares.
— Salut, mon p'tit os à moelle !
Je les ai soudain reconnus : c'était lui et son comparse qui nous avaient récupérées à Dallas. Je n'en croyais pas mes yeux.
— C'est comme si on jouait au Whac-a-mole ! hurlait Luna pour se faire entendre. Pas moyen de les éliminer ! On a bousillé les allumés dans cette église, à Dallas, mais je suis certaine que ce sont les mêmes ici, qui réclament notre mort. Et d'ailleurs, j'en ai déjà vu une ! Sarah est ici !
Je l'ai fixée, bouche ouverte.
— Sarah Newlin ?
C'était l'épouse du fondateur de la Confrérie du Soleil. Après notre attaque, elle avait disparu avec son mari pour œuvrer dans l'ombre.
Luna a hoché la tête.
— C'est quelque chose, hein !
— J'ai fait tout ce chemin pour assister à un mariage, il faut que j'aille à l'intérieur, lui ai-je expliqué précipitamment. J'espère qu'on pourra se parler plus tard.
Elle m'a fait un signe d'approbation avant de se retourner pour hurler à la face d'un homme deux fois grand comme elle. Il voulait entrer pour fusiller le pasteur qui «assurait cette parodie de cérémonie» - c'est exactement ce qu'il a dit. A mon avis, on lui avait soufflé sa réplique... Luna n'a même pas daigné lui parler. Elle s'est contentée de lui asséner des cris aigus. Elle lui a fait tellement peur qu'il a trébuché en reculant.
Stupéfaite par la révélation de Luna, j'ai foncé dans l'église en maudissant mes talons hauts - nous avions tant misé sur notre apparence pour la journée, et c'était finalement si futile... Le FBI était à la recherche des Newlin depuis la nuit où Luna et moi nous étions échappées du bâtiment de la Confrérie. Les agents du FBI avaient trouvé là tout un tas de choses intéressantes - des armes, un corps... - dissimulées dans la vaste bâtisse. Cette dernière avait autrefois été une église. Steve et Sarah Newlin poursuivaient depuis leur endoctrinement plein de haine en toute clandestinité. Le couple bénéficiait d'une impressionnante armée d'adeptes. J'aurais adoré capturer Sarah Newlin pour la livrer aux mains de la justice. Finalement, on ne m'avait ni violée ni assassinée dans les murs de la Confrérie - mais ce n'était en aucun cas grâce à elle.
Rien ne pouvait totalement étouffer la clameur de la rue, mais le vestibule était calme et relativement silencieux. Par les portes ouvertes, j'apercevais le sanctuaire orné de fleurs et de cierges allumés. Jared avait apporté un fusil et se tenait à côté du vantail, prêt à l'utiliser. Sam restait près de lui.
La famille Lisle patientait dans l'allée centrale. La mère de Deidra se retenait manifestement de pleurer et son père affichait une mine sinistre. Il était armé aussi - et je ne pouvais pas l'en blâmer. Craig et Bernie se tenaient à côté d'eux ainsi que l'épouse du Frère Arrowsmith. Elle avait amené leur fils, dont le bras était désormais moulé dans un plâtre. Il semblait tout à la fois furieux, horrifié et humilié. Il transpirait la honte : Bernie s'était plantée devant lui pour le regarder droit dans les yeux, lui interdisant toute esquive.
Sur le flanc est du vestibule, une porte s'est ouverte. C'était celle qui menait à la salle de la mariée. Les deux sœurs de Deidra ont risqué un œil, jeunes et jolies comme des cœurs dans leurs robes de demoiselles d'honneur. Elles étaient terrifiées. Leur grand frère leur a fait un signe de tête qu'il voulait rassurant.
— Où sont Denissa et Mary ? a demandé la plus jeune.
— Les filles qui devaient venir chanter ? Elles n'ont pas pu venir, a dit Jared.
Et la porte s'est refermée. Je savais que Deidra, vêtue de sa robe de mariée, attendait dans la petite pièce.
— Leurs parents ont eu trop peur de les laisser venir, nous a expliqué Jared. Sookie, tu veux chanter ?
Sam a pouffé. Les circonstances ne prêtaient pas au rire, et pourtant, je n'ai pas pu m'en empêcher.
— Désolée. Là-dessus, je ne peux pas vous aider. Si je chante, il va se mettre à pleuvoir.
J'ai respiré un grand coup avant d'ajouter :
— Je monte la garde ici, à la porte. Vous deux, vous faites partie de la famille des mariés.
Jared a hésité.
— Tu sais comment on se sert de ça ? a-t-il demandé en passant au tutoiement et en me tendant une carabine 30.30.
— Je préfère mon Benelli, lui ai-je dit après l'avoir examinée. Mais ça va aller.
Il m'a fixée droit dans les yeux avant de disparaître derrière les battants. Sam m'a tapoté l'épaule avant de le suivre.
J'ai entendu la musique démarrer. La plus âgée des sœurs de Deidra est sortie de la petite pièce latérale, sa robe bleu lavande froufroutant sur le sol. En me voyant là avec la carabine, elle a ouvert de grands yeux.
— C'est juste au cas où, lui ai-je dit en espérant la rassurer.
— Je vais sonner la cloche, m'a-t-elle répondu comme si elle devait obtenir ma permission.
Elle indiquait du doigt la porte de la paroi ouest du vestibule. Elle menait au clocher.
— Bonne idée.
Je ne savais absolument pas si c'était vraiment une bonne idée, mais si la tradition exigeait que la cloche sonne au début du mariage, alors ce serait fait.
— Vous avez besoin d'aide ? ai-je demandé.
— Si ça ne vous embête pas. Ma petite sœur doit rester avec Deidra. Elle est complètement angoissée. Vous allez devoir poser la carabine un instant, a-t-elle ajouté sur un ton d'excuse. Au fait, je m'appelle Angie.
Je me suis présentée à mon tour avant de la suivre dans le clocher. Une longue corde gainée de velours rouge y était suspendue. J'ai levé les yeux vers la cloche arrimée au-dessus de nos têtes, me demandant combien elle pouvait peser. Espérant également que les ouvriers qui l'avaient installée étaient compétents... J'ai posé mon arme et Angie et moi nous sommes saisies de la corde. Bien campées sur nos jambes, nous avons tiré.
— Quatre fois, a-t-elle précisé, le souffle saccadé. Le mariage a lieu à 4 heures.
L'aventure était plutôt amusante. Nous avons failli nous envoler, mais nous avons réussi à sonner la cloche par quatre fois. À l'extérieur, le silence est tombé sur la foule.
— Je me demande s'il y a un haut-parleur dehors.
— Ils en ont installé un pour les funérailles de M. Williston - il était dans la législature d'État, m'a expliqué Angie.
Elle a ouvert le panneau électrique et actionné un interrupteur.
Un craquement s'est fait entendre dehors, puis les notes de la cantate de Bach se sont déversées sur l'auditoire extérieur. Encore un cri ou deux, puis les gens se sont mis à écouter.
Angie est ensuite allée ouvrir la porte de la salle de la mariée et Deidra en est sortie, accompagnée de sa sœur cadette. M. Lisle les a rejointes. Son esprit indiquait qu'il éprouvait des difficultés à se concentrer sur sa fille au lieu du rassemblement dans la rue. Resplendissante dans sa robe blanche immaculée, Deidra tenait entre ses mains un bouquet de tournesols et de marguerites.
— Vous êtes époustouflante, lui ai-je dit.
Personne ne peut retenir son sourire devant une mariée.
— C'est à nous maintenant, a annoncé Angie.
Elle a ouvert la porte donnant sur le sanctuaire, et la marche nuptiale a débuté. On l'entendait à la fois de l'intérieur et de l'extérieur et Deidra s'est retournée brusquement pour me regarder, interloquée.
— Veuillez vous lever, résonnait la voix sonore du Frère Arrowsmith.
Angie s'est avancée la première dans l'allée centrale, suivie de sa sœur. Et enfin Deidra, le visage rayonnant, a pris le bras de son père pour marcher lentement à la rencontre de son fiancé.
J'avais repris ma carabine et me tenais à mi-chemin entre les portes extérieures et intérieures, surveillant les deux directions tour à tour. Le père de Deidra s'est avancé pour chuchoter quelques paroles à l'oreille du Frère Arrowsmith. Celui-ci a déclamé ensuite :
— En ce jour saint, j'aimerais vous demander de vous joindre à moi, vous tous qui êtes ici et au-dehors, sous le regard de Dieu, pour prier le Père, notre Seigneur. Notre Père, qui êtes aux cieux...
Quel talent. Je me suis approchée des portes extérieures pour écouter. Après un temps, j'ai entendu des voix au-dehors qui récitaient la prière en même temps que l'assemblée du mariage. Tous ne s'y étaient pas joints, mais c'était un beau début.
J'ai pris le risque d'aller dans le clocher et de regarder par l'une de ses petites fenêtres. Le spectacle était stupéfiant : certains étaient tombés à genoux pour prier ; les quelques manifestants qui auraient souhaité continuer à scander leurs protestations se voyaient réduits au silence par les plus pieux - d'une manière plus ou moins forte. J'ai bondi vers le sanctuaire pour faire signe au pasteur de continuer, avant de retourner à mon poste d'observation.
Puis je l'ai aperçue : Sarah Newlin. Elle portait lunettes noires et chapeau, mais je n'avais aucun mal à la reconnaître. Elle brandissait une pancarte, naturellement : «Quand on aboie, on hurle en enfer.» Sympathique. Elle dardait autour d'elle des regards pleins de ressentiment et d'incompréhension - nous avions joué la carte de Dieu et elle avait abattu celle de la haine.
Puis est venu le Credo des Apôtres. «Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant...» Encore une fois, dedans comme dehors, les voix récitaient en chœur. À la fin de la prière, l'assistance a gardé un long moment le silence, brisé enfin par la voix du Frère Arrowsmith qui entonnait :
— Nous sommes réunis en ce jour béni pour assister à l'union sacrée...
Il était parti. C'était certainement le mariage le plus cérémonieux et solennel que cette église ait jamais vu - j'étais prête à le parier. La foule dehors a écouté la voix tremblante de Deidra qui acceptait de prendre Craig comme époux. Celui-ci semblait à la fois tendu et empli de respect.
C'était magique.
Juste ce qu'il nous fallait pour sauver la situation.
Petit à petit, les membres hostiles se sont dispersés, pour ne plus laisser que quelques indéfectibles sur le pavé. Tous les métamorphes étaient restés. Au moment où Craig et Deidra étaient déclarés unis par les liens sacrés du mariage, le son de l'orgue s'est fait entendre, majestueux et triomphant, et des applaudissements ont retenti dans la rue.
Je me suis appuyée sur le mur du vestibule. J'avais l'impression d'avoir couru un marathon. Le petit groupe des invités de la noce s'est égayé avec force, échangeant embrassades et félicitations. Sam s'est détaché d'eux pour me rejoindre rapidement.
— Très bon réflexe, le haut-parleur !
— Je me suis dit que ça ne pourrait pas faire de mal, de rappeler à tout le monde où ils étaient et qui les surveillait d'en haut...
— J'appelle le caviste le plus proche pour faire livrer un tonneau de bière à la maison. Et puis aussi l'épicerie. Il faut remercier tous ceux qui sont venus de si loin, a décidé Sam.
— C'est l'heure du vin d'honneur ?
Radieux, les jeunes mariés menaient l'assemblée vers la sortie arrière de l'église pour gagner la salle commune.
Sam a confirmé avant de s'affairer quelques instants avec son iPhone afin d'organiser une réception impromptue pour plus tard chez sa mère.
Je n'avais vraiment pas envie de distraire Sam du bonheur familial, mais nous devions cependant discuter de certaines choses.
— Comment ont-ils pu arriver à l'heure ? lui ai-je demandé.
— Je ne sais pas, s'est étonné Sam. Sûrement grâce à Twitter et au Net, non ?
— Oui, j'imagine bien. Mais certains ont voyagé pendant des heures pour arriver. Et les incidents n'ont commencé que ce matin.
Sam est devenu extrêmement pensif.
— Je n'y avais même pas pensé.
— Tu avais d'autres choses en tête.
— Ça, tu peux le dire, a-t-il conclu avec un sourire ironique. Bon, tu as une théorie là-dessus ?
— Ça ne va pas te plaire...
— Bien sûr que non. Rien ne me plaît dans cette situation. Mais vas-y, vide ton sac.
Nous marchions en empruntant le chemin couvert qui reliait l'église à la salle commune. J'ai constaté que toute la propriété était encerclée de métamorphes. Ils regardaient tous vers l'extérieur. Bien qu'environ soixante-dix pour cent des opposants aient quitté les lieux, ils n'avaient pas relâché leur vigilance et j'en étais profondément rassurée : à mon avis, nous n'en avions pas terminé. Au mieux, nous n'avions fait que retarder le pire. J'ai repris la parole.
— J'ai réfléchi à tout ça quand j'ai vu le nombre de personnes présentes. Je crois que tout était soigneusement calculé : la nouvelle du mariage s'est répandue et quelqu'un a décidé que ce serait une bonne occasion d'organiser une manif - simplement pour tâter le terrain. Si tout se passait bien, pour ces abrutis qui braillaient là-bas, si le mariage avait été reporté, ou si les loups-garous avaient attaqué et tué un humain, alors ils auraient pu recommencer sur le même modèle.
— Mais les Loups sont arrivés à l'heure aussi.
J'ai acquiescé.
— Tu veux dire que les métamorphes ont été prévenus à l'avance aussi ? Par les mêmes ?
— Par les mêmes ahuris qui ont prévenu les anti-métamorphes.
— Pour provoquer un conflit ?
— Pour provoquer un conflit, oui.
— Tu veux dire que le mariage de mon propre frère était un simple galop d'essai ?
J'ai eu un mouvement d'épaules.
— Je crois bien.
Sam m'a tenu la porte avant d'ajouter d'une voix lasse :
— J'aimerais pouvoir dire que je crois que tu as tort. Quel genre de fou tenterait d'aggraver les choses de cette façon ?
— Le genre de personne qui va vouloir imposer ses opinions à tout prix, même s'il doit y avoir des morts. Luna m'a dit qu'elle avait aperçu quelqu'un dans la foule. Et moi aussi, je l'ai vue.
Il m'a fixée très attentivement.
— Qui ?
— Sarah Newlin.
Tout SurNat américain connaissait ce nom-là. Sam a retourné l'information dans son esprit quelques instants. Bernie, resplendissante dans son ensemble en dentelle crème, s'est retournée vers nous, manifestement désireuse de voir Sam la rejoindre. La mariée s'apprêtait à couper le gâteau, moment de tradition auquel nous nous devions d'assister. Sam et moi nous sommes donc dirigés vers le groupe de convives qui se tenaient autour de la table drapée de blanc. Craig a posé sa main sur celle de Deidra et, ensemble, ils ont découpé la première part du gâteau de mariage - c'était un cake aux épices glacé de blanc, confectionné par la mère de la mariée elle-même. Je n'avais pas assisté à un mariage aussi intime et personnel depuis bien longtemps, et j'en appréciais tout le naturel. Les petites assiettes étaient en carton, les serviettes en papier, et les couverts en plastique. Mais personne ne s'en souciait - et le gâteau était délicieux.
Le Frère Arrowsmith s'est approché de moi, les mains encombrées d'une assiette et d'un verre de punch - il a malgré tout trouvé le moyen de dégager une main pour serrer la mienne. J'ai perçu une grande bouffée de soulagement qui émanait de lui, le soulagement d'avoir accompli son devoir de façon juste, l'inquiétude qu'il ressentait pour son fils, et l'amour qu'il vouait à son épouse qui s'était tenue à ses côtés tout du long, à la fois physiquement et par ses prières.
Sa poitrine lui faisait mal et il avait des brûlures d'estomac, ce qui semblait lui arriver assez fréquemment ces temps-ci. Il se disait qu'il ne devrait peut-être pas boire de punch, tout en pensant que, bien sûr, ce n'était pas vraiment une boisson alcoolisée.
— Vous devriez consulter un cardiologue à Dallas ou Fort Worth, lui ai-je recommandé.
Stupéfait, il m'a regardé comme si je venais de lui donner un coup sur la tête. Ses yeux se sont arrondis, sa bouche s'est ouverte et il s'est demandé de nouveau ce que j'étais.
Mais nom de nom, je connaissais pourtant bien les signes qui pouvaient indiquer des problèmes cardiaques ! Il avait des douleurs dans le bras, dans la poitrine, et il était bien trop fatigué. J'ai décidé de le laisser penser que j'étais guidée par des pouvoirs surnaturels. Il serait peut-être ainsi plus enclin à prendre rendez-vous.
— C'est vraiment malin de votre part, de brancher le haut-parleur, m'a-t-il félicitée. La parole du Très Haut est parvenue dans le cœur de ces gens et les a transformés pour qu'ils deviennent meilleurs.
J'ai commencé à secouer la tête pour le détromper, puis je me suis ravisée.
— Vous avez tout à fait raison.
Et finalement, j'étais sincère.
Ces temps-ci, j'avais l'impression d'être une bien mauvaise chrétienne. À tel point que je n'osais même plus me considérer comme telle. Mais j'ai compris à cet instant-là que j'avais toujours la foi, même si mes actions n'avaient plus rien à voir avec celles de la jeune femme qu'avait élevée ma grand-mère.
J'ai serré Deidra et Craig tour à tour dans mes bras, puis je suis allée féliciter Bernie et lui dire que tout avait été merveilleux - ce qui, vu les circonstances, était tout de même étrange. J'ai bavardé également avec les Lisle. Leur sentiment de délivrance était évident : le mariage avait eu lieu, Deidra et Craig allaient s'installer ailleurs et ils allaient ainsi retrouver une vie quasi normale. Manifestement, ils aimaient bien Craig. Mais le traumatisme lié au mariage si controversé, à la suite de l'annonce de la double nature de sa mère, avait étouffé tout leur plaisir à le voir s'intégrer à la famille. J'entendais dans son cerveau que Mme Lisle espérait de tout son cœur que ses deux autres filles n'accorderaient jamais, jamais, un seul regard à un loup-garou ou à un métamorphe, de quelque nature que ce soit. Pour sa part, M. Lisle avait la ferme intention d'accueillir le prochain à coups de fusil.
C'était compréhensible. Et triste. Et inévitable.
Au moment de quitter les lieux, la tension est remontée d'un cran. Sam est allé expliquer aux métamorphes que nous allions prendre le départ. Deidra et Craig sont partis par le chemin couvert, puis par l'église, pour bénéficier de la protection du bâtiment le plus longtemps possible. Une fois l'assemblée parvenue dans le vestibule, j'ai entre-ouvert l'un des battants pour évaluer la situation. Les hybrides avaient formé une phalange massive entre les portes et les voitures garées. Trish et Togo s'étaient suffisamment remis pour les rejoindre - le sang séché sur leurs habits leur prêtait malgré tout une apparence épouvantable.
Craig et Deidra sont sortis les premiers et le public qui restait dans la rue s'est mis à applaudir. Surpris, le couple s'est redressé et Deidra a émis un sourire hésitant. Ils ont ainsi pu quitter leur vin d'honneur dans des circonstances presque normales.
Il était prévu que nous nous rendions tous chez Bernie. Pensant tout d'abord à sa sécurité, les parents de Deidra avaient suggéré qu'elle se change là-bas plutôt qu'à l'église, comme l'aurait voulu la tradition. C'était malheureusement judicieux. Ils avaient également ordonné à leurs filles plus jeunes de monter en voiture pour rentrer avec eux. J'ai pu serrer Angie, ma co-sonneuse de cloches, dans mes bras. J'étais certaine qu'elle aurait un bel avenir. Je ne crois pas avoir échangé plus d'un mot ou deux avec l'autre sœur et le second frère de Deidra.
J'ai fouillé du regard les attroupements de badauds. Il restait encore quelques opposants, mais ils se montraient bien plus discrets. Quelques pancartes se sont agitées, hostiles, quelques regards furibonds nous ont éraflés... rien de bien important par rapport au supplice qu'avait été le trajet à l'aller. Je cherchais quelqu'un que j'ai fini par repérer de nouveau. Elle semblait plus âgée qu'elle n'aurait dû. Elle était toujours affublée de lunettes noires et d'un chapeau, et s'était débarrassée de son écriteau. Elle était malgré tout parfaitement reconnaissable : la femme qui se tenait là avec un appareil photo dans les mains était bien Sarah Newlin. J'avais vu son mari dans un bar à Jackson, alors qu'il venait soutenir un adepte venu pour assassiner un vampire. L'affaire ne s'était pas déroulée comme il l'avait prévue. Il en allait de même à présent pour son épouse.
J'étais certaine qu'elle m'avait prise en photo. Si les Newlin parvenaient à retrouver ma piste... J'ai lancé des regards autour de moi et Luna m'a aperçue. Je lui ai fait un signe de tête et elle m'a rejointe. Nous avons échangé quelques mots à voix basse. Luna s'est ensuite dirigée, l'air de rien, vers Brenda Sue, l'une des Biker Babes. C'était une femme qui faisait plus d'un mètre quatre-vingts, avec des cheveux blonds taillés en brosse. Les deux femmes se sont mises à parler avec animation, se rapprochant de plus en plus de Sarah. Elle ne les a remarquées que trop tard. Brenda Sue a tendu la main brusquement, délestant Sarah de son appareil pour le faire jongler quelques instants avant de le lancer prestement à Luna. Souriant largement, Luna s'en est emparée, le faisant disparaître derrière son dos, le passant d'une main dans l'autre. Brenda Sue badinait entre-temps avec des feintes, tandis que les mains de Luna s'affairaient. Enfin, la blonde a récupéré l'appareil et l'a jeté à Sarah.
Carte mémoire en moins.
Pendant ce temps-là, tous les convives avaient embarqué dans les voitures. Luna, Trish et Togo se sont installés dans le plateau arrière du pick-up et les motards ont pris chacun un cavalier de plus. Nous sommes finalement parvenus chez Bernie sans incident notoire.
Les rues de Wright étaient toujours bondées, mais la manifestation avait perdu son élan et sa violence.
À notre arrivée, on déchargeait déjà la bière pour la porter à l'arrière, et de nombreuses personnes apportaient de la nourriture. Le directeur de l'épicerie en personne passait, les bras chargés de plateaux de sandwiches, de saladiers de coleslaw et de haricots à la tomate, ainsi que d'assiettes en carton et de fourchettes. Tous les gens qui avaient eu trop peur pour venir au mariage tentaient de se racheter - ou du moins, c'est l'impression que j'avais et je me trompe rarement sur la nature humaine.
Et soudain, la fête a commencé.
Les métamorphes qui avaient envahi la ville de Wright se sont engouffrés dans la petite maison et son jardin, pour se désaltérer et manger un sandwich ou deux avant de reprendre la route. Avec une agréable sensation de normalité, j'ai vu que j'avais une tâche à accomplir. Sam et moi nous sommes changés, troquant nos atours de cérémonie contre short et tee-shirt. Avec l'aisance et la familiarité qui viennent de longues années de travail en commun, nous avons installé tables et chaises, trouvé des verres pour la bière, envoyé Trish - qui semblait se remettre rapidement - au magasin en compagnie de Togo, et disposé serviettes, fourchettes et assiettes à côté des plats. J'ai repéré une grande poubelle sous l'abri à voitures, trouvé les sacs de la bonne taille et je l'ai roulée dans le jardin arrière. Sam a démarré le barbecue au gaz. Mindy et Doke avaient proposé leur aide, mais Sam et moi étions contents de les voir rentrer chez eux avec les enfants. Après une telle journée, c'était préférable : ces enfants seraient bien mieux chez eux.
Peu d'êtres humains sont restés pour faire la fête avec les hybrides. Percevant leur différence, beaucoup ont pris congé assez rapidement.
Nous n'avions pas suffisamment de chaises pliantes mais personne ne s'en souciait. On s'asseyait dans l'herbe ou on restait debout à circuler. Lorsque Togo et Trish sont revenus avec des jus, des sodas et de quoi faire des hamburgers, le gril était prêt et Sam a pris le contrôle des opérations. Pour une fête impromptue, l'ambiance était particulièrement réussie. J'ai commencé à sortir les sachets de frites avant d'aller tirer des bières.
— Sookie, a fait une voix profonde.
J'ai levé les yeux pour me trouver nez à nez avec Quinn. Il tenait une assiette chargée d'un sandwich, de frites et de pickles, et je lui ai tendu une bière.
— Et voilà ! me suis-je exclamée gaiement.
— Je te présente Tijgerin.
Il prononçait le nom avec précaution - «taï», suivi d'un son étranglé, puis de «ine». Je me suis entraînée en silence dans ma tête - je vérifierais l'orthographe plus tard. Quinn poursuivait :
— Ce qui signifie Tigresse en néerlandais. Ses ancêtres sont de Sumatra et des Pays-Bas. Elle se fait appeler Tij.
Prononcé «taï».
Ses yeux étaient du même mauve foncé que ceux de Quinn, avec des reflets bruns peut-être plus marqués. Son visage formait un beau cercle aux pommettes hautes. Sa chevelure brillante était d'une teinte chocolat au lait, plus sombre que le teint bronzé de sa peau. Elle m'a adressé un franc sourire bordé de dents éclatantes. Débordant de vigueur et de santé, elle semblait plus jeune que moi - peut-être vingt-trois ans.
— Bonjour, je suis contente de rencontrer vous.
— Ravie, moi aussi. Vous êtes en Amérique depuis longtemps ?
— Non non, a-t-elle répondu en secouant la tête. Je ici juste maintenant. Je suis employée Spécial Events en Europe, la même société que Quinn. Ils m'envoient ici pour expérience américaine.
— On peut dire qu'aujourd'hui, vous aurez vu notre pays sous son plus mauvais jour. Je suis vraiment désolée.
— Non non, a-t-elle répété. Les manifestations aux Pays-Bas étaient pareilles. Très mauvaises.
Polie.
— Je suis contente être ici. Contente de rencontrer Quinn. Il n'y a plus beaucoup de tigres, vous savez ?
— C'est ce qu'on m'a dit, ai-je acquiescé en faisant passer mon regard de l'un à l'autre. Je sais que tu apprendras beaucoup ici, Tij. J'espère que le reste de ton séjour en Amérique se passera mieux qu'aujourd'hui.
— J'en suis certaine ! s'est-elle exclamée d'un ton nonchalant. Ici, nous sommes à une fête, et je rencontre beaucoup personnes intéressantes. Et la prière à l'église, ça aussi c'était intéressant.
J'ai approuvé d'un sourire. Intéressant... effectivement, pourquoi pas. Puisque la politesse semblait manifestement de mise, je me suis adressée à Quinn.
— Alors, Quinn, comment va ta maman ?
— Pas trop mal. Et ma sœur est retournée en cours. Je ne sais pas combien de temps ça durera, mais elle me semble un peu plus sérieuse qu'avant.
— Je suis contente de l'entendre.
— Et comment va Eric ?
Quinn redoublait d'efforts... Tij a levé un sourcil interrogateur.
— Je sors avec lui, ai-je expliqué à Tij. Eric est un vampire.
Par réflexe, j'ai parcouru les alentours du regard pour évaluer combien de temps il restait avant la nuit. Eric ne se lèverait que d'ici à une heure.
— Il va très bien, Quinn, ai-je répondu.
Tij paraissait curieuse, mais Quinn l'a prise par le bras pour l'éloigner.
— À plus tard, m'a-t-il dit.
— Pas de problème.
Puis ils ont entamé la conversation avec Togo. Les trois personnages ressortaient dans l'assemblée comme des arbres dans un potager.
Deidra et Craig avaient déjà salué tout le monde, remerciant chacun d'être venu leur sauver la vie et permettre à leur mariage d'être célébré. Puis, comme le veut la coutume, le jeune couple s'est éclipsé pour se changer et s'évader pour la lune de miel. Quinn et Tij les ont escortés à la voiture de Craig. À leur retour, Quinn m'a dénichée dans la cuisine, où je sondais les placards de Bernie, espérant récolter d'autres sacs-poubelle.
Quinn affichait une mine très sérieuse. Fait surprenant, nous étions seuls dans la cuisine.
— Hey, a fait Quinn en s'accoudant au comptoir.
J'ai tiré un sac de sa boîte et l'ai secoué pour l'ouvrir.
Puis j'ai sorti le sac plein avant de le serrer pour le fermer.
— Longue journée, hein ? Alors, tu voulais parler de quoi ?
Autant s'en débarrasser tout de suite. J'ai collé le sac plein près de la porte et installé le sac neuf.
— La dernière fois que je t'ai vu, Bill et moi, on s'est conduits comme des abrutis et tu as été blessée, a dit Quinn. Eric m'a donné l'ordre de quitter la Zone Cinq et j'ai dû obéir. Je ne sais pas si tu savais, mais les propriétaires d'E(E)E et Spécial Events sont presque à cent pour cent des vampires.
— Je n'en avais aucune idée.
Je n'en étais pas pour autant surprise. Les deux sociétés d'événementiel employaient à la fois des humains et des métamorphes. Mais pour lever les capitaux énormes dont ils avaient dû avoir besoin pour démarrer comme ils l'avaient fait dans l'industrie du luxe, ils avaient sûrement bénéficié de l'appui des vampires - c'était typique.
— Je ne peux donc pas me permettre de vexer beaucoup de déterrés, a reconnu Quinn en détournant le regard, comme s'il était certain que cet aveu le ferait passer pour un faible. Ils ont des parts dans la maison de repos où réside ma mère, aussi.
Quinn avait déjà payé une dette de famille envers les vampires.
— Ils te tiennent. Tu es coincé.
Nous nous sommes fixés sans mot dire.
Puis il a repris :
— Je veux que tu saches, je veux que tu saches que si tu ne veux pas être avec Eric, s'il exerce la moindre force de pression sur toi, s'il a le moindre pouvoir sur toi comme ils en ont sur moi... Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te libérer.
Je savais qu'il le ferait. Soudain, j'ai vu un monde de différence s'ouvrir à moi. Et mon imagination s'est amusée à le peindre en rose. Rien qu'un instant. Je tentais de m'imaginer ce que serait ma vie avec Quinn, plein de chaleur, si généreux - et fabuleux au lit. Il ferait réellement tout son possible pour m'arracher des griffes d'Eric s'il pensait que j'avais la moindre hésitation sur ma relation avec le vampire, quelles qu'en soient les conséquences pour lui.
Je ne suis pas une sainte. J'ai pensé au bonheur que serait pour moi le fait de vivre avec un homme qui pourrait faire du shopping avec moi durant la journée, avec qui je pourrais avoir un bébé, un homme qui savait si bien comment plaire à une femme et la respecter. Mais même si je décidais de quitter Eric, Eric s'assurerait, au travers de ses contacts avec ses congénères, que Quinn paie le prix. Encore, et encore, à tout jamais.
J'ai regardé par-dessus son épaule. Par la fenêtre, j'apercevais Tij qui dévorait joyeusement son troisième hamburger. Je ne savais rien d'elle ou presque, mais je savais en revanche qu'il restait très peu de tigres-garous de par le monde. Si Quinn et Tijgerin s'unissaient, ils auraient certainement un bébé tigre. Et à voir la façon dont elle regardait Quinn, j'étais convaincue qu'elle n'était pas actuellement encombrée d'un autre homme. Tous deux se montraient médusés l'un par l'autre. J'admirais Quinn d'autant plus - il respectait son programme personnel et m'avait fait sa proposition malgré cette attirance irrésistible.
Consciente de l'honneur immense qu'il venait de me faire, j'ai inspiré profondément avant de prendre la parole.
— Quinn, tu es un homme extraordinaire. Tu me plais énormément, et vraiment, je t'adore.
Je voulais qu'il perçoive ma sincérité et je le regardais bien au fond des yeux.
— Mais - et certains jours, je le regrette - j'aime Eric. Il a mille ans de vécu derrière lui, mais pour moi, il n'y a que lui.
Après une autre inspiration, j'ai conclu :
— J'en suis profondément désolée, mais je vais décliner ton offre. N'oublie pas pourtant que je suis ton amie fidèle, et que je le serai toujours.
Il m'a attirée dans ses bras et nous nous sommes serrés l'un à l'autre, de toutes nos forces. Puis j'ai reculé. Mes paupières clignaient furieusement.
— Allez, va vivre ta vie.
L'instant d'après, il avait disparu.
Après quelques moments passés à reprendre mes esprits - mon Dieu que je me sentais vertueuse - j'ai laissé mes pas m'entraîner dans le jardin à l'arrière, pour voir si Sam avait besoin de moi. Le gaz du barbecue avait été éteint. Il avait donc fini de griller toute la viande. Les lumières extérieures étaient allumées et les ombres formaient des contrastes saisissants avec les pans de clarté. Quelqu'un avait sorti un lecteur CD et monté le volume. Je me demandais pourquoi Jim Collins n'était pas venu se plaindre.
Une petite silhouette est sortie de l'obscurité du coin de la maison. C'était une femme. Elle portait un débardeur - ses bretelles de soutien-gorge dépassaient - une jupe minuscule et des spartiates. La température chutait rapidement, et je me suis dit que l'inconnue aurait rapidement la chair de poule. Ses cheveux sombres et taillés court étaient lissés en arrière.
Puis je l'ai reconnue.
Jannalynn s'était mise sur son trente et un. Dans un moment de folie, je m'étais imaginé ce qui se passerait si elle se présentait ici.
Et voici qu'elle était arrivée.
Gênant.
Sam l'a aperçue en même temps que moi. À cet instant précis, j'ai pu lire en lui à livre ouvert : il était heureux de la voir et en même temps complètement sidéré.
— Bonsoir, jeune fille, a dit Bernie, se postant en travers du chemin de la Louve. Je ne pense pas vous avoir déjà rencontrée. Je suis Bernie Merlotte.
Jannalynn a parcouru du regard la joyeuse assemblée des noceurs, composée de métamorphes en train de s'amuser. Elle a dû ressentir un choc douloureux à l'idée que Sam ne l'avait pas invitée alors qu'il y avait tant d'autres hybrides parmi les invités. J'étais contente de ne pas me trouver dans sa ligne de mire. Je me suis retirée discrètement dans la cuisine - en toute honnêteté, Jannalynn me flanquait une trouille bleue. Je l'avais vue en action. Et ce n'était pas un hasard si le chef de la meute de Shreveport l'avait prise comme second.
— Salut, mon cœur, a-t-elle lancé à Sam par-dessus l'épaule de sa mère.